02/03/2009 Finance Management : Le rôle de la Fair Value dans la crise financière
La crise financière a remis sur le devant de la scène les normes
IFRS et la comptabilisation en « juste valeur », ou « Fair Value » en anglais. En effet, tout le monde a pu constater que
l’obligation de comptabiliser les actifs financiers à leur valeur
constatée en temps réel sur les marchés a
accéléré la crise, notamment à partir de la
faillite de Lehmann Brothers le 15 septembre 2008. Ces
marchés étant en chute libre, les institutions financières
ont du dévaluer instantanément leurs bilans dans de grandes
proportions. Conséquence, face à cette diminution brutale de la
valorisation, et qui s’est accentuée au fur et à mesure que
les marchés continuaient à baisser, la confiance mutuelle a disparu.
L’ingrédient indispensable de tout marché, la confiance, ayant
subitement fait défaut, le marché interbancaire s’est
asséché. La crise sur les marchés passe ainsi instantanément
au secteur bancaire, avant de toucher l’économie réelle, le
crédit aux entreprises et aux particuliers.
Devant cet enchaînement précipité et catastrophique, il
convient de bien comprendre quelle a été la réaction des
organismes comptables nationaux et internationaux : elles ont suspendu les
normes IFRS pour les produits financiers dont le marché est inactif ou
non représentatif (nombre de transactions très faible) en
permettant et en recommandant alors aux institutions financières de
calculer la valeur de ces actifs en interne, par une estimation des flux de
trésorerie futurs, du taux d’actualisation, des risques, etc. On
passe ainsi du Mark to Market au Mark to
Model, de l’évaluation par le marché à celle par
des modèles. Ainsi la logique même de la comptabilisation en temps
réel n’a pas été remise en cause, on a simplement
permis d’effectuer ce calcul en interne. Et chacun veut se convaincre ici
qu’une formule mathématique peut correspondre à la
réalité d’un marché…
Pourtant, après cette intervention des organismes comptables, chacun
peut constater que le marché interbancaire reste bloqué et que la
confiance fait toujours défaut. Pourquoi ? Mais il faudrait
pourtant bien comprendre que lever l’obligation de la Fair Value et recommander l’évaluation en interne… c’est le
meilleur moyen de prolonger la suspension et l’illiquidité des marchés concernés ! Qui, en effet, voudrait revenir sur
ces marchés pour enregistrer de fortes pertes alors que des
modèles peaufinés « en interne » permettent de sauver les apparences ? Personne ne
semble s’être aperçu de cette conséquence pourtant
fort logique. En autorisant les institutions financières à
utiliser des modèles mathématiques pour évaluer leurs
actifs, les organismes comptables les dissuadent presque explicitement à
revenir sur les marchés. Ceux-ci deviendront donc rapidement illiquides, ce qui repoussera d’autant l’envie
de ces institutions de revenir sur ces marchés, c’est un cercle
vicieux.
Faisons un rapide retour en arrière : pourquoi les normes IFRS et
la comptabilisation à la juste valeur ont-t-elles été
mises en place ? Quelles étaient les intentions des auteurs ?
En fait, il s’agissait, suite aux scandales Enron
et WorldCom du début des années 2000,
d’améliorer la communication financière et de restaurer la confiance des épargnants et des
investisseurs. Ces sociétés ayant gonflé artificiellement
leurs bilans avant de s’écrouler du jour au lendemain, on a voulu
éviter de nouvelles déconvenues en obligeant les
sociétés cotées à donner en temps réel et
à la valeur du marché la « vraie » valeur
de leur bilan. Soit. Mais est-ce la bonne réponse ? Ceux qui
trichent tricheront toujours et c’est la rigueur des contrôles qui
importe plutôt qu’une innovation comptable sensée rassurer
tout le monde. Ces normes auraient-elles empêché le scandale Enron ? Pas sûr. Et on a même eu pire
depuis avec Madoff ! Car rappelons que
Bernard Madoff ne gérait pas un Hedge Fund domicilié dans un paradis fiscal mais un fonds ayant pignon sur rue
à New York et plusieurs fois contrôlé par la SEC…
En réalité la comptabilisation à la juste valeur est une
mauvaise réponse apportée à une question mal posée.
Poussons sa logique jusqu’à l’absurde : si la Fair Value est appliquée à la lettre et à la seconde… le
marché disparaît ! Nul besoin qu’un marché
existe si les entreprises communiquent en temps réel leur vraie valeur
suivant des normes admises par tous ! Que pourraient dire les analystes
financiers, les traders ? Les comptables possèdent l’ensemble
des chiffres, ils ont raison, point. Il y a, derrière la Fair Value,
une sourde volonté de puissance des comptables d’imposer leurs discours
et de faire taire ces marchés si versatiles, si insaisissables, si exaspérants.
« S’il pouvaient disparaître ces marchés et nous
laisser, nous comptables, communiquer sereinement la valeur de notre
entreprise ! » Doux rêve.
Plus profondément, nous pensons que la volonté de promouvoir la Fair Value a une raison plus substantielle : la croyance en la valeur fondamentale.
C’est l’un des piliers de la théorie des marchés
financiers. Pour chaque action cotée en bourse il existe, nous dit-on,
une valeur fondamentale ou intrinsèque dépendant des
caractéristiques réelles de l’entreprise
(rentabilité, part de marché, carnet de commandes, etc) et de son environnement macroéconomique (taux
d’intérêt, taux de change, prix des matières
premières, etc). Autour de ce repère
évolue de façon plus ou moins erratique le prix du marché
– la cotation boursière minute par minute – résultant
des comportements des traders et des spéculateurs, le plus souvent qualifiés
de moutonniers, myopes ou irrationnels par les théoriciens. Le
problème c’est que personne n’a jamais su la calculer
précisément pour une quelconque action ! Nous avons
dénoncé par ailleurs cette vision simpliste (1) et pour tout dire
fausse. Il n’y a pas d’un côté une vraie valeur et de
l’autre une exubérance irrationnelle, mais une incertitude
généralisée sur l’ensemble des variables
économiques, au niveau de l’entreprise comme au niveau de
l’environnement économique, et les intervenants sur les
marchés, qui doivent évaluer et prévoir la valeur des
actions, réajustent en permanence leurs anticipations. L’existence
d’une valeur intrinsèque est un mythe, la valeur fondamentale
n’existe pas. Cette idée fait son chemin mais reste,
reconnaissons-le, minoritaire. Beaucoup au contraire y croit dur comme fer, et
justement, puisque les analystes financiers n’ont jamais pu nous la
trouver cette valeur fondamentale, demandons-la aux comptables, qui eux ont
accès à la totalité des chiffres de l’entreprise !
Et on invente la Fair Value.
Mais voilà, au premier coup de grisou sur les
marchés, la comptabilisation en temps réel à la juste
valeur se retourne contre l’entreprise elle-même, donc on sort des
marchés et on actualise sa valeur avec des modèles
mathématiques construits en interne, ce qui rend les marchés illiquides puisque plus personne n’y intervient. Et ainsi la Fair Value (comptabilisation au prix du
marché) devient une contradiction dans les termes, une machine qui
tourne à vide ! On voudrait importer une bulle en plein cœur
de l’entreprise qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Ce
raisonnement par l’absurde démontre le vice intrinsèque de la Fair Value.
Il faut d’ailleurs faire remarquer, et ce point est
assez inquiétant, que les banques centrales s’exonèrent
complètement de cette obligation ! Après tout
pourquoi ? Elles participent pleinement au système financier, spécialement
depuis la crise, et c’est tout le problème : en échange de
liquidités fournies aux banques, elles ont pris en contrepartie
tellement de titres à la solvabilité pas toujours certaine (et de
moins en moins certaine au fur et à mesure que la crise
s’amplifiait) que de lourds doutes pèsent désormais sur
leurs bilans… Ces craintes concernent la Fed comme la BCE et l’on s’interroge à haute voix.
« La Fed peut-elle faire
faillite ? » titre Nicolas Barré, un éditorialiste des Echos le 16 décembre 2008. Le
même journal s’inquiète du fait que la BCE assouplisse
« la qualité minimale des titres acceptés : le seuil
est abaissé de A à BBB-, autrement dit à des actifs
spéculatifs, à l'exception des actifs adossés à des
créances (Asset Back Securities). »
Le même article cite la réaction d’un analyste :
« On se rapproche d'un système de prêts en blanc de la
part de la BCE » (Les Echos, 16
novembre 2008). Bientôt on pourra se rendre à la Fed avec son vieux BlackBerry et
ressortir avec un billet de 100 dollars ! Mais comment peut-on imaginer
qu’un système financier fonctionne correctement si les
règles ne sont pas les mêmes pour tout le monde, y compris pour les
banques centrales ? Ceci dit, vu la gravité de la situation, il vaudrait
mieux qu’elles ne donnent pas la valeur actualisée de leurs bilans
parce que la crise risquerait de repartir de plus belle, et de se transmettre
directement aux Etats ! Entre la Fair Value, imposée
aux sociétés cotées et aux banques dans toute sa
brutalité, les soumettant aux soubresauts des marchés, et
l’opacité quasi complète dont s’entourent les banques
centrales, on comprend qu’une telle organisation n’est pas
satisfaisante. Ce qui est certain, c’est que les banques centrales vont devoir
rapidement mieux communiquer sur leurs bilans, au risque d’introduire un
grave risque systémique sur les marchés financiers.
C’est en réalité l’idée même
d’obliger les sociétés à construire leur
comptabilité suivant la méthode de la juste valeur qui constitue
une erreur majeure. Le comptable doit s’occuper de la comptabilité,
(la gestion actif/passif adaptée au « temps » de
l’entreprise), l’analyste financier et le trader se consacrant
à l’évaluation en temps réel. Chacun son job. Le
temps de l’entreprise peut s’étaler sur plusieurs
années, que l’on pense à la construction d’une
centrale nucléaire ou d’une ligne ferroviaire à grande
vitesse, laissons le comptable gérer l’amortissement, les survaleurs,
les pertes, etc dans le cadre de
l’activité de son entreprise. Le trader surveille la valeur de son
portefeuille au jour le jour, c’est sa fonction, son temps. De
même, le temps de la banque n’est pas celui du marché. Avec la Fair Value on a voulu fusionner les deux approches, chacun ayant une idée
derrière la tête, le comptable voulant imposer son
« sérieux » à des marchés trop
volatils, le gestionnaire de fonds voulant enfin accéder à la
« vraie valeur » pour limiter son incertitude. Erreur. Il
faut que chaque métier revienne à ses fondamentaux, à ses
logiques, à ses objectifs, on pourra alors entrevoir, sinon une sortie
de crise, du moins un dialogue, une confrontation, une dialectique plus
claires, ce qui constitue le début d’une sortie de crise.
(1) « Théorie des marchés financiers : revenir
aux concepts fondamentaux » au Club Finance HEC, octobre 2008
(téléchargeable sur philippeherlin.com)
Philippe Herlin
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