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Une mesure n’est jamais neutre, réflexions sur la Juste Valeur
> Intervention au colloque
"Juste Valeur : ange ou démon ?" le 18 novembre 2009 au CNAM (cf aficnam.org et vidéo).
(Repris sur CFO News et ACDEFI)

[Rappel : La Juste Valeur (Fair Value en anglais), prônée par les normes comptables internationales IFRS, stipule que les actifs doivent être valorisés dans les bilans des grandes entreprises et les banques à leur prix de marché. Cette méthode s'oppose au coût historique, précédemment utilisée, selon lequel l'actif restait valorisé dans les comptes à son prix d'achat.]

On nous explique que les nouvelles normes comptables de la Juste Valeur apportent de la transparence, évitent les dissimulations, et donc améliorent le fonctionnement des marchés. Et on veut bien le croire.

Mais en disant cela, on laisse passer quelque chose de plus fondamental et plus problématique, que l’on pourrait résumer dans cette formule : « une mesure n’est jamais neutre ».

Faisons un raisonnement par l’absurde pour mettre en évidence ce problème : si la Juste Valeur était appliquée à la lettre et calculée en temps réel, seconde par seconde… le marché disparaîtrait ! En effet il n’y a pas besoin qu’un marché boursier existe si les entreprises communiquent en temps réel leur vraie valeur d’après des normes admises et reconnues par tous ! Que pourraient dire les analystes financiers ? Plus rien. Les comptables possèdent l’ensemble des chiffres, ils ont raison, point. Les actions s’échangeraient suivant ce prix et la « scène » de la cotation disparaîtrait.

C’est un raisonnement par l’absurde, mais on voit souvent des choses absurdes arriver. Cela montre en tout cas une limite conceptuelle à la notion de Juste Valeur.


Il faut aussi noter un effet pervers de la Juste Valeur qui contribue à prolonger la crise.

En réaction à la crise de septembre 2008, les organismes comptables internationaux ont décidé de suspendre les normes IFRS pour les produits financiers dont le marché est « illiquide ». Elles ont, dans le même temps, recommandé d’évaluer ces produits financiers d’après des modèles d’évaluation des actifs.

On note donc que la logique même de la comptabilisation en Juste Valeur n’a pas été remise en cause, on a simplement permis d’effectuer ce calcul en interne, plutôt qu’en référence à un prix de marché.

Et on constate que ces marchés, pour la plupart, restent encore aujourd’hui illiquides ou très peu actifs.

Mais il ne faut pas s’en étonner ! Il faut bien comprendre que lever l’obligation de se référer aux prix du marché et recommander l’évaluation en interne… c’est le meilleur moyen de prolonger l’illiquidité de ces marchés ! Qui voudrait, en effet,  revenir sur ces marchés pour enregistrer de fortes pertes, alors que des modèles peaufinés « en interne » permettent de sauver les apparences ? Et accessoirement d’annoncer des bénéfices trimestriels.

En autorisant les institutions financières à utiliser des modèles mathématiques pour évaluer leurs actifs, les organismes comptables les dissuadent presque explicitement à revenir sur les marchés, et entretiennent ainsi l’illiquidité ! Voici encore une autre limite à la Juste Valeur.


Faisons une autre remarque : les banques centrales s’exonèrent complètement de cette obligation ! Après tout pourquoi ? Elles participent pleinement au système financier, spécialement depuis la crise, et c’est tout le problème : en échange des liquidités fournies aux banques, elles ont pris en contrepartie des titres à la solvabilité incertaine, et désormais  de lourds doutes pèsent sur leurs bilans… Et ces craintes concernent toutes les banques centrales.

Si l’on en croit Nicolas Baverez dans une récente tribune du Monde, « le bilan de la Fed s’est dilaté jusqu’à représenter 40 % du PIB américain et compte désormais trois cinquièmes d’actifs toxiques » !

Finalement, il vaut mieux que les banques centrales restent à l’écart de la Juste Valeur, parce que sinon elles pourraient provoquer une crise de confiance majeure. Mais on voit que l’on touche, ici encore, aux limites de la Juste Valeur.


Une limite plus fondamentale déborde du débat qui nous réunit ce soir, je ne ferai que l’évoquer, mais il faut savoir que la notion de Juste Valeur repose théoriquement, et aussi philosophiquement, sur la croyance en la valeur fondamentale, ou valeur intrinsèque. C’est un postulat de base de la théorie économique. Sans entrer dans ce débat, notons cependant qu’on a jamais su la calculer et que, sans doute lassés des prévisions erronées des analystes financiers, les autorités financières se sont dit « Eh bien demandons aux comptables de la calculer cette valeur fondamentale, puisque eux disposent de tous les chiffres ! ». Et hop, on invente la Juste Valeur !

Ceci dit, si la valeur fondamentale n’existe pas, la Juste Valeur n’aboutit qu’à incorporer l’incertitude des marchés au cœur des entreprises, ce qui est catastrophique…

Car cela favorise la création de bulles, la Juste Valeur ça marche dans les deux sens : les cours des actions montent, ce qui améliore automatiquement la situation des bilans (des banques de marché spécialement), qui annoncent ainsi des bénéfices, ce qui fait monter les cours etc, et nous fait croire que la crise est terminée. C’est ce à quoi nous assistons depuis le mois de mars 2009…


Alors que faire ?

On ne pourra pas revenir sur la Juste Valeur. Ce serait considéré comme une atteinte intolérable à la transparence financière, un retour en arrière, etc.

Pour apporter une réponse, tout de même, partons de l’idée que nous avons présentée au début (« une mesure n’est jamais neutre ») et posons une évidence : il y a une incertitude liée à la mesure elle-même. Toute mesure est incertaine, on le voit bien en ce moment, mais on le sait depuis toujours. Il faut en tenir compte.

Et cela doit nous conduire à mettre en place des mécanismes de protection. Par exemple le provisionnement dynamique, c'est-à-dire « mettre de côté » quand tout va bien, parce qu’on ne sait jamais.

Il faut restaurer la notion de provision (surtout pour les banques). Et coordonner les normes comptables et les normes prudentielles (connecter l’IASB et BRI) pour éviter qu’elles marchent à contresens en cas de crise. Le provisionnement dynamique doit aussi devenir un objectif des normes prudentielles.

Il y a aussi le problème des Goodwill et des actifs incorporels (comme les marques) qui sont mal ou pas du tout intégrés dans les nouvelles normes, alors qu’elles ont une importance fondamentale dans la vie des entreprises. Eh bien faisons-les y entrer.

Cela va avoir une conséquence directe. Les provisions (et les actifs incorporels) vont introduire du flou, de l’imprécision. Tant mieux.

De façon quelque peu perverse, je dirais qu’il faut qu’il y ait une certaine incompréhension entre l’entreprise et le marché, ne serait-ce que pour donner du travail aux analystes financiers !

Et aussi, de façon plus fondamentale, pour bien montrer que nous avons affaire à deux logiques différentes.

Le comptable doit s’occuper de la comptabilité, (la gestion des comptes adaptée au « temps » de l’entreprise), l’analyste financier et le trader se consacrant à l’évaluation en temps réel. Chacun son job.

Le temps de l’entreprise peut s’étaler sur plusieurs années, que l’on pense au lancement d’une voiture ou à la construction d’une centrale nucléaire. Laissons le comptable gérer l’amortissement, les survaleurs, les pertes, les bénéfices, etc dans le cadre de l’activité de son entreprise.

Le trader surveille la valeur de son portefeuille au jour le jour, c’est sa fonction, son temps.

Avec la Juste Valeur on a voulu fusionner les deux approches, chacun ayant une idée derrière la tête, le comptable voulant imposer son « sérieux » à des marchés trop volatils, le gestionnaire de fonds voulant enfin accéder à la « vraie valeur » pour limiter son incertitude. C’est une chimère.

Il faut que chaque métier revienne à ses fondamentaux, à ses logiques, à ses objectifs. On pourra alors revenir à une dialectique positive entre les deux, les entreprises et le marché boursier, qui n’exclut pas les incompréhensions, mais qui nous préservera de mythes dangereux comme la Juste Valeur.


Philippe Herlin